Interview El Watan du Vendredi 14 Février 2014, « L’opposition de Médiène à un 4èm mandat est un écran de fumée »
Professeur
invité pendant l’année 2013-2014 au Center for Contemporary Arab Studies à
Georgetown University (Etats-Unis, Washington DC), Lahouari Addi commente pour
nous les derniers développements de la situation politique en Algérie. Son
dernier ouvrage porte sur l’anthropologie politique du Maghreb (Ernest Gellner et Clifford Geertz :
deux anthropologues au Maghreb, Les Editions des Archives Contemporaines,
Paris, 2013).
1- Amar Saadani, secrétaire général du FLN, a
ouvertement critiqué le général de corps d’armée Mohamed Mediène dit Toufik,
directeur du Département de renseignement et de sécurité (DRS). Pourquoi ces
critiques sont-elles faites maintenant ? Existe-t-il un lien avec la
prochaine élection présidentielle ?
R. Avant de répondre à vos
questions, il faut rappeler quatre caractéristiques du système de pouvoir
algérien. Premièrement, il a sa propre rationalité héritée de l’histoire.
Deuxièmement, il est opaque, et pour le connaître, il faut analyser les
symptômes étalés dans la presse nationale. Troisièmement, l’armée est au cœur
de ce système de pouvoir. Quatrièmement, elle interdit aux Algériens de faire de
la politique parce qu’elle considère que la politique divise le peuple. Elle a
mis sur pied un service – le DRS – qui régule le champ politique en noyautant
les partis, les syndicats, les médias, etc. Mais en interdisant la politique,
l’armée se politise, et c’est ainsi que des généraux, certains appartenant au
DRS, ont été critiques de ce dernier service. La crise couvait depuis des
années et elle a éclaté au sein de l’Etat-Major après l’attaque terroriste
contre le complexe d’In Amenas. Il y a eu alors un réajustement opéré par
l’Etat-Major qui a restructuré le DRS en juin dernier avec la mise à l’écart de
Tartag, Fawzi, Mehanna, etc. Il a été en somme reproché au DRS d’être plus
efficace à surveiller les syndicats autonomes et Ali Yahya Abdennour qu’à
protéger les complexes pétroliers.
2- Sommes-nous face à une lutte de clans autour de
l’élection présidentielle qui déborde sur l’espace public?
R. Il n’y
a pas eu de lutte de clans, il y a eu un réajustement dans l’organigramme de
l’armée. Il faut rappeler que le DRS est un service qui dépend de l’Etat-Major
au même titre que la marine, l’aviation, les transmissions, la gendarmerie,
etc. La lutte contre la violence islamiste dans les années 1990 avait donné un
grand poids politique au DRS qui avait pris de l’ascendant sur l’Etat-Major. Un
colonel à la tête d’une unité opérationnelle avait peur d’un lieutenant du DRS,
pourtant son subordonné. Il pouvait faire sur lui un rapport l’accusant de
sympathies pro-islamistes. Cette situation ne pouvait plus durer parce qu’elle
remettait en cause le principe même de hiérarchie des grades sur lequel repose
l’armée. Par ailleurs, les officiers de la troupe nourrissaient un ressentiment
à l’égard de leurs collègues du DRS quant à leur situation sociale. Un
commandant du DRS possède un restaurant à Alger sous le nom de son cousin, il
est associé avec son beau-frère dans une affaire import-import, et il est propriétaire
d’une villa à Blida louée à une entreprise étrangère sous le nom de sa femme. A
l’inverse, un colonel qui commande une unité de blindés à Tindouf, vivant de
son traitement, n’a pu faire construire une maison pour sa famille à Bouira que
grâce à un prêt du service social du MDN. Les militaires sont des êtres humains
comme vous et moi, et ont les qualités et les défauts des personnages des
Fables de La Fontaine.
3- Est-il juste de conclure que le général major Mohamed
Mediène est hostile à un quatrième mandat pour le président Bouteflika après
l’avoir soutenu par le passé ?
R. L’opposition
de Médiène à un 4èm mandat est un écran de fumée. Bouteflika n’est pas candidat
et personne dans la hiérarchie ne soutient sa candidature. Bouteflika attend
les instructions pour se porter candidat ou pour déclarer son retrait de la vie
politique. C’est une décision qui ne dépend pas de lui.
4- Les partisans du départ de Bouteflika à la fin de son
troisième mandat estiment que « le capital privé », « les
pouvoirs de l’argent » font du lobbying pour que l’actuel chef d’Etat
reste en poste. Qu’en pensez-vous ? Peut-on croire à un déplacement de
pouvoirs ?
R. Le capital privé s’est
développé à l’ombre des réseaux clientélistes du régime et il soutiendra le
candidat du régime. Il n’a pas la volonté ni la force politique pour faire
élire un candidat. La bourgeoisie monétaire algérienne n’a pas d’autre objectif
que d’accumuler de l’argent dont une partie est transférée illégalement à
l’étranger. Les bourgeoisies nées des régimes arabes autoritaires ne sont ni
libérales ni démocratiques.
5- Il est dit que Said Bouteflika, frère du président,
fait pression pour que le président de la République actuel brigue un quatrième
mandat. Quel serait l’intérêt de Said Bouteflika de garder son frère, malade,
au pouvoir ?
R. Said
Bouteflika n’a pas l’influence que lui prête la rumeur rapportée par la presse
privée. Il ne lui est même pas permis de démentir les mensonges le concernant. Si
Bouteflika n’a pas de pouvoir (c’est moins qu’un ¾ de président), je ne vois
pas comment son frère pourrait en avoir. Par ailleurs, les mœurs politiques
chez nous font que la candidature du chef de l’Etat n’est pas une affaire de
famille.
6- Selon vous, pourquoi Bouteflika hésite encore à
annoncer sa candidature pour un quatrième mandat présidentiel ou faut-il penser
à un retrait de l’actuel chef de l’Etat ?
R. Bouteflika
souhaite se faire réélire parce qu’il veut mourir au pouvoir et avoir des
funérailles nationales. Mais la date de son décès dépend de Dieu, qui peut
décider qu’il vive encore vingt ans, et la décision de sa reconduction dépend
de l’armée.
7- Dans le cas du retrait de Bouteflika de la course
pour la présidentielle, quel serait le candidat qui serait défendu par l’Etat-Major
de l’armée ? Dans ce cas, les élections seront-elles ouvertes ?
R. L’armée
cherche la stabilité et a peur que le pays ne connaisse le scénario des
révoltes arabes. Elle va donner plus d’autonomie aux institutions de l’Etat,
elle va se retirer des partis et des médias privés, mais elle restera la source
du pouvoir. Je pense qu’elle va désigner un candidat qui assurera le changement
dans la continuité. L’armée veut aussi que le pays ait un président qui
remplisse les obligations internationales de l’Algérie et qui soit présent sur
la scène nationale. Or depuis 2005, Bouteflika ne s’adresse plus à la nation,
ne se déplace pas à l’intérieur du pays, ne voyage pas à l’étranger. Il n’a pas
dit un mot sur les graves événements de In Amenas, il ne s’est pas déplacé dans
la ville Ali Mendjli victime d’une violence sociale inimaginable, il ne s’est
pas impliqué dans la tragédie que vivent les habitants du Mzab. Il a même été
absent lors des deux dernières prières de l’aïd, ce que aucun chef d’Etat
musulman ne rate. Depuis 2005, le pays est sans président et je pense que
l’Etat-Major veut un chef d’Etat pour le pays.
8- Quels seraient, selon vous, les éventuels successeurs
de Bouteflika ?
R. A mon
avis, il y aura soit un comité central du FLN soit une réunion des cadres de la
nation au cours de laquelle Bouteflika fera l’éloge de son bilan, remerciera
tous ceux qui ont souhaité sa réélection et invitera le FLN à soutenir
« le frère Ali Benflis » appartenant à la génération des généraux
qui, en raison de leur âge, n’ont pas participé à la guerre de libération. Il y
a des signes qui indiquent que l’Etat-Major souhaite que Ali Benflis soit élu.
9- Le général de corps d'armée Ahmed Gaid Salah, qui
cumule les postes de chef d’Etat-Major de l’armée et de vice-ministre de la
Défense, serait-il le principal soutien de Bouteflika au sein des forces
armées ?
R. Je ne
crois pas que le général Gaid Salah ait une autorité sur l’Etat-Major composé
d’officiers ayant une formation universitaire. Il me semble que cette instance
fonctionne à la collégialité et je me demande s’il n’y a pas un Chef d’Etat-Major
formel et un autre réel. Quand vous êtes colonel ou général, vous n’allez pas
vous comporter en « coopérant technique ». Vous donnez votre point de
vue sur la situation du pays. Et celle-ci est très mauvaise.
10- Revenons à la polémique provoquée
par les déclarations de Amar Sâadani contre le directeur du DRS. Comment
expliquez-vous le silence du ministère de la Défense nationale après cette
« sortie médiatique » ?
R. Amar
Saadani n’aurait jamais donné cette interview s’il n’avait pas les assurances
de l’Etat-Major qui l’a choisi pour annoncer que le DRS n’a pas plus le poids
politique qu’il avait. Je pense que l’Etat-Major voulait mettre à la retraite
le général Médiène après l’élection présidentielle pour montrer que le nouveau
président a un pouvoir que ses prédécesseurs n’avaient pas. Mais la une du
Jeune Indépendant a changé la donne. Ce titre en première page est un titre de
début de guerre civile.
11- Les critiques de Saadani
annoncent-elles une volonté de Bouteflika et de son entourage de démanteler ou,
à défaut, d’affaiblir le DRS surtout que la mise à la retraite du général
Mohamed Mediène est évoquée ?
R. Bouteflika
n’a aucun pouvoir, sinon celui de signer des décrets qui lui sont présentés.
Depuis Boumédiène, l’Algérie n’a pas de président qui exerce l’autorité que lui
donne la constitution. Chadli a écrit dans ses Mémoires qu’il était empêché par
l’armée d’agir en tant que chef d’Etat. Boudiaf a été assassiné. Zéroual a démissionné
suite à un désaccord avec Tewfik-Smain. Bouteflika, qui a été désigné par le
numéro 2 du DRS de l’époque, a battu le record de longévité à ce poste parce
qu’il avait renoncé à exercer l’autorité que lui confère la constitution. Par
ailleurs, il n’y a aucun plan pour affaiblir le DRS qui va se concentrer sur
ses missions d’espionnage et de contre-espionnage. Le DRS est une institution
de l’Etat et l’Etat en a besoin. Il ne faut pas confondre l’institution avec
les erreurs que commettent les agents de l’institution.
12- Amar Saadani estime que « La
mission du DRS est de protéger le pays. On ne doit pas mêler ce département à
des questions civiles ». Quelle analyse faites-vous de ce
constat ? N’est-il pas curieux que le FLN, parti-instrument, parti non
autonome, qui dénonce cette situation ?
R. Amar Saadani a répété ce
qu’on lui a dit de dire. Je pense que les généraux et les colonels ne sont pas
contents de la façon dont le DRS a contrôlé l’Etat en leur nom. Ils constatent
comme tout le monde l’inefficacité de l’administration, l’incompétence du
personnel choisi par le DRS, la corruption généralisée, etc. Si l’Algérie n’a
pas sombré dans l’anarchie, c’est grâce au prix du baril de pétrole au-dessus
de 100 dollars pendant 8 ans.
13- Par le passé, les partis comme le
FFS et le RCD avaient dénoncé l’intervention de « la police
politique » dans la vie nationale (Parlement, associations, presse,
wilayas), mais cela n’a jamais soulevé autant de vagues que les critiques de
Amar Saadani. Comment expliquer cette situation ?
R. Le modèle
de l’Etat-DRS a atteint ses limites et les militaires ont réagi parce qu’il
mettait en danger le régime. L’attaque contre le site pétrolier de In Amenas et
l’affaire Chekib Khelil ont incité l’Etat-Major à faire rentrer le DRS dans les
rangs.
14- Les défenseurs du DRS estiment que
les attaques de Saadani sont « graves » en ce sens qu’elles
mettraient la cohésion de l’armée en danger. Ils évoquent aussi les menaces
extérieures qui pèsent sur l’Algérie. Quel commentaire faites-vous de cette
conclusion ?
R. L’unité de
l’armée n’est pas en danger et il n’y a pas d’opposition entre l’Etat-Major et
le DRS. Il y a probablement des officiers supérieurs du DRS qui soutiennent la
démarche de leurs collègues de l’Etat-Major parce que, eux-mêmes, sentaient que
la situation devenait explosive. Il ne faut pas oublier que le personnel du DRS
est composé de soldats qui doivent obéissance à leur instance hiérarchique. Or
l’Algérie était dans une situation où des officiers du DRS ne rendaient compte
ni au président ni à l’Etat-Major, ce qui est un prélude à l’anarchie. Si
l’anarchie de notre administration atteint l’armée, adieu le pays.
Je voudrais ajouter quelques mots
pour dire que je n’ai aucune information et je n’assiste pas aux réunions de
l’Etat-Major. J’ai construit mon analyse sur la lecture des journaux qui sont
une mine d’informations et sur l’observation de terrain qui me permet de
prendre le pouls du système. En tenant compte de la psychologie des acteurs,
j’arrive à construire la rationalité globale du système et son évolution
probable.
Propos recueillis par Fayçal Metaoui
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